Le secret le mieux gardé de la rivière des Outaouais

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La semaine dernière, j’ai longé le magnifique secteur riverain de la rivière des Outaouais à Deep River et j’ai effectué la visite des lieux organisée par les Laboratoires nucléaires de Chalk River et Rolphton. Sur un écriteau au parc aquatique étaient affichés les mots « Le secret le mieux gardé » de l’Ontario, ce qui est malheureusement vrai. D’autres admirables belvédères parsèment le tronçon ontarien de la rivière, que ce soit à l’est ou à l’ouest, et d’anciennes collines émergent gracieusement sur la rive québécoise de la rivière.

Si vous faites un arrêt devant les plaques commémoratives sur l’autoroute 17, vous verrez quelques photos ternies près de Rolphton qui évoquent le souvenir du premier réacteur nucléaire commercial de démonstration. Elles font l’éloge de la réussite du ravitaillement continu en carburant et du modérateur d’eau lourde, éléments de la technologie nucléaire CANDU alors en devenir. Mais je doute que les opérateurs et les scientifiques qui se sont massés dans la salle de commande pour une séance de photos le jour où ils ont mis le réacteur en marche en 1962 ont réalisé ce qui allait suivre : le legs des résidus nucléaires.

Il s’avère que nous laissons derrière nous un héritage encore plus durable que toute construction humaine. Au-delà de toute périodicité imaginable et de durées dépassant la mémoire collective, nous léguons des déchets radioactifs de haute activité et de longue durée de vie, accompagnés d’amas de déchets radioactifs de faible et moyenne activités.

Une liste de projets liés aux déchets nucléaires, encadrés par les processus d’évaluation environnementale, jalonnent désormais les berges de la rivière des Outaouais, de la rivière Winnipeg et du lac Huron.

Deux de ces projets sont situés à Rolphton en Ontario et à Whiteshell au Manitoba. La société d’État Énergie atomique du Canada limitée et les Laboratoires de Chalk River, appartenant désormais à des intérêts privés, proposent une approche inédite : ils veulent enterrer les restes des centrales de démonstration nucléaires dans le mortier et le béton et les y laisser tels quels pour l’éternité. Prenez connaissance de la description du projet Rolphton ici et de celle du projet Whiteshell ici. Le combustible irradié a été retiré il y a des décennies (plus à ce sujet plus bas), mais les pièces en acier au cœur de l’usine restent radioactives. Les deux descriptions de projet font foi du rejet des radionucléides dans la rivière des Outaouais et la rivière Winnipeg respectivement. Les Laboratoires nucléaires de Chalk River s’efforcent en ce moment de caractériser quantitativement et qualitativement le processus et de documenter l’évaluation environnementale. Ils qualifient l’approche de déclassement « in situ » et l’élèvent au rang d’avancée majeure en matière de gestion des déchets radioactifs.

Une autre proposition se rapporte aux « dépôts à faible profondeur » et destine le site de Chalk River à cette fin (description du projet ici). Mes collègues et moi avons entendu le personnel des Laboratoires de Chalk River affirmer lors d’une tournée récente du site que les déchets faiblement radioactifs qui y seront entreposés proviendront non seulement du site de Chalk River, mais d’autres sites, y compris les déchets radioactifs commerciaux. Les déchets radioactifs de faible activité incluront les déchets des hôpitaux et des universités qui y sont déjà déposés, mais la possibilité de combler la demande commerciale future n’est pas écartée, selon l’orientation politique de l’Énergie atomique du Canada limitée, pourvu qu’elle satisfasse aux critères relatifs aux déchets (que le grand public ignore encore à l’heure actuelle). Le site aura une capacité prévue de 500 000 mètres cubes, mais son volume pourrait passer à un million de mètres cubes. En comparaison, un million de mètres cubes équivaut à quatre fois la capacité actuelle recommandée pour une installation d’entreposage des déchets radioactifs d’activités faible et moyenne telle que celle entrevue pour le dépôt en formation géologique profonde, situé près de Kincardine. Nous parlons d’un énorme volume de déchets. Je ne suis pas certaine que les résidents et les dirigeants des magnifiques municipalités de la rivière des Outaouais réalisent que ce projet d’entreposage des « dépôts à faible profondeur » ne consiste pas seulement à nettoyer le site du matériel radioactif qui y est présent, mais qu’il s’agit, pour les Laboratoires de Chalk River et ses nouveaux propriétaires, d’une nouvelle occasion « d’affaires » leur permettant d’importer des déchets faiblement radioactifs provenant d’autres sites.

De plus, selon nos hôtes des Laboratoires de Chalk River, la proposition relative au dépôt en formation géologique profonde pouvant servir à l’entreposage de déchets à moyenne radioactivité sur le site de Chalk River est encore à l’étude. Si Énergie atomique du Canada limitée donne son approbation, l’organisme entérinera également les processus d’approbation nécessaires pour ce projet.

D’où la pertinence d’un débat entourant un autre projet de dépôt en formation géologique profonde, soit celui situé à proximité de Kincardine, à un kilomètre du lac Huron pour entreposer des déchets radioactifs d’activités faible et moyenne : c’est un projet auquel s’opposent des centaines de municipalités, tant aux États-Unis qu’au Canada. Ontario Power Generation (OPG) se propose d’enterrer des déchets à faible et moyenne radioactivités, encaissés dans des puits d’une profondeur de 700 mètres, sur le site de la centrale nucléaire Bruce. Ce projet s’est transformé, dès la première semaine où s’est tenue l’audience sur l’évaluation environnementale qui a commencé en 2013, pour inclure les déchets de réfection des réacteurs d’OPG à Darlington. La société a également reconnu qu’une demande pourrait plus tard être soumise pour doubler le volume initial et inclure les déchets issus du déclassement de centrales nucléaires, dont celle de Pickering. Il n’est plus question d’un projet artisanal dont la communauté a été saisie lorsque son engagement a été sollicité. Pour faire empirer les choses, aucune évaluation de sites de rechange n’a jamais été effectuée, ni aucune évaluation d’approches alternatives, contrairement à ce qu’exige une évaluation environnementale en bonne et due forme. Une fois que le comité conjoint d’examen a recommandé l’approbation de ce projet, assujetti à certaines conditions, il a été dirigé vers l’ancien cabinet fédéral qui en a reporté l’étude après les élections. Le dossier a abouti sur la table de Mme McKenna, ministre de l’Environnement, et son cabinet; la Ministre a depuis demandé à OPG de lui fournir le même type d’information que le grand public et le comité conjoint d’examen lui avaient demandé à plusieurs reprises – soit une évaluation réelle du site alternatif et OPG a répondu qu’il n’en n’était pas question – en espérant, je suppose, qu’on oubliera le manque de jugement dont elle a fait preuve pour les sites de rechange. Ce projet inutile mériterait d’être retiré par OPG, sur le conseil du gouvernement ontarien. En attendant, j’ai bon espoir que la ministre fédérale de l’Environnement ne sera pas dupe (prenez ici connaissance de notre dernière lettre sur ce projet adressée à la Ministre fédérale).

Il nous faut toujours faire face aux déchets de combustible nucléaire très radioactif. Ce type de déchets, accompagnés d’une certaine quantité de déchets « moyennement » radioactifs, restera radioactif et toxique pour les êtres humains et l’environnement pendant des centaines de milliers d’années. À l’inverse de l’uranium naturel, les niveaux de fond de radioactivité des déchets ne seront pas atteints après un million d’années selon la Société de gestion des déchets nucléaires (SGDN). Cet organisme, mis sur pied par une loi fédérale, a à sa tête des exploitants de centrales nucléaires qui ont le mandat de trouver leur propre solution face aux déchets nucléaires très radioactifs. Ils proposent donc un « dépôt en formation géologique profonde » – soit un autre dépôt de ce type et ils sont en train de chercher un site quelque part dans le comté de Huron, sur la rive nord de la baie Georgienne ou dans certaines zones du lac Supérieur. Neuf sites sont encore sous investigation. Parmi les problèmes examinés, le SGDN doit se pencher sur les questions suivantes : que peut-on faire pour s’assurer qu’aucune intervention humaine à l’avenir ne puisse nuire à l’intégrité du dépôt de déchets? – Les sites de Whiteshell et de Chalk River font l’objet des mêmes préoccupations en ce qui concerne les installations où l’on prévoit creuser un dépôt de déchets de « moyenne » activité à vie longue. Pour ces installations, on espère que du béton solide suffira à la tâche. – Quels types de barrières pouvons-nous ériger ou mettre en place et quels types de panneaux de danger ou dans quelle langue faut-il énoncer un avertissement pour qu’il soit compris non seulement dans 20 ans ou dans 200 ans, mais bien dans 2 000 ou 200 000 ans? Le SGDN vient tout juste de proposer son plan de mise en œuvre pour les cinq années à venir et espère obtenir les commentaires du grand public d’ici le mois d’octobre.

Il n’a même pas été question ici de tous les autres anciens sites à potentiel radioactif comme Port Granby, Port Hope, Elliott Lake et ceux du nord de la Saskatchewan, laissés par les anciennes méthodes d’exploitation et de traitement de l’uranium. J’espère qu’à force d’examiner notre avenir énergétique, nous allons pouvoir regarder en face le bourbier que nous avons contribué à créer en misant tant sur l’énergie nucléaire, particulièrement en Ontario. J’espère également qu’un plus grand nombre d’entre nous pourront s’arrêter et regarder en arrière, en contemplant les montagnes de déchets radioactifs, pour prendre part aux processus de prise de décision entourant le destin final des déchets. En attendant, certains de ces processus semblent être l’autre « secret le mieux gardé » de la vallée de l’Outaouais.

Mentions de sources : Port de plaisance à Deep River. Photo : Theresa McClenaghan Plaque commémorative de l’autoroute 17 à Rolphton, en Ontario : mise en service du réacteur nucléaire de démonstration, 1962. Photo : Theresa McClenaghan Coucher de soleil sur Chalk River, juillet 2016. Photo : Theresa McClenaghan